L'ESS en 2042 vue par Jérôme Saddier
Envisager le visage qu’aura l’ESS dans vingt ans est un exercice complexe à au moins deux titres, mais il est assurément stratégique pour elle.
D’une part, il s’agit de se livrer à un exercice prospectif qui implique d’évaluer les tendances lourdes et les signaux faibles qui impactent aussi bien ses activités, les besoins nouveaux et les formes d’entreprendre qui la caractérisent. S’il est possible de repérer les premières de manière objectivable, notamment autour des transitions qui s’imposeront à nous (écologique bien sûr, mais aussi la « régionalisation » des économies autour de préoccupations de souveraineté énergétique et d’accès aux matières premières, ou encore les mutations des formes démocratiques), la considération accordée aux seconds est nécessairement de l’ordre du parti pris très questionnable, mais qui fait le sel de l’exercice. D’autre part, il convient d’admettre que l’ESS sera essentiellement ce que les citoyennes et les citoyens en feront, au carrefour des aspirations qu’ils y projetteront et de la capacité que ces formes économiques reposant sur l’engagement collectif auront à les accueillir et les déployer. Cela est rassurant dans un monde que les rapports du GIEC nous annoncent de plus en plus chaotique sur le plan climatique : l’énergie citoyenne, elle, est inépuisable. Ce constat donne l’occasion de souligner le caractère proprement politique du travail, tant dans sa capacité à identifier les enjeux et les besoins, à créer de l’entraînement en dessinant des possibles, qu’en soulignant les scénarios catastrophe qu’il s’agit de rendre impossibles.
Un horizon institutionnel
D’emblée, il est envisageable d’avancer que dans vingt ans, l’ESS sera incontournable dans le paysage institutionnel et économique du pays. Le travail inlassable de ses représentants va dans ce sens, ainsi que celui de ceux qui auront oeuvré au-delà de l’ESS à promouvoir une économie plus responsable et plus démocratique. Gageons que les données nouvelles (notamment issues des comptes satellites de l’INSEE) permettront à la fois de mieux connaître les modèles économiques des organisations et entreprises de l’ESS et de documenter les insuffisances béantes dans la réponse à leurs besoins.
La formidable dynamique de reconnaissance internationale (UE, ONU, BIT, OCDE…) aura, n’en doutons pas, des effets nationaux en invitant à une structuration améliorée de l’écosystème (plus lisible, plus complet, plus cohérent) et en favorisant des coopérations entre pays. Sans doute dans deux décennies pourra-t-on se fixer des objectifs en matière de poids de ces entreprises dans l’économie et il faudra s’habituer à la création de plusieurs centaines de PTCE ou de plusieurs dizaines de « licoornes » appuyée par des programmes de soutien sérieux à l’innovation sociale.
Au-delà de cet horizon institutionnel de plus en plus crédible, trois grandes transformations à venir me paraissent décisives. Ensemble, elles peuvent donner corps à l’ambition de « faire de l’ESS la norme de l’économie de demain ».
Une entreprise d'un nouveau type
La première de ces grandes transformations est celle de l’invention de l’entreprise ou de l’organisation dans laquelle il sera d’une part plus naturel de traiter les injonctions de plus en plus contradictoires de la gestion d’entreprise, et où, d’autre part, la génération des activistes du climat voudra venir travailler. Cette entreprise d’un nouveau type devra être plus démocratique et participative, et impliquer des parties prenantes plus diverses. Son rapport à la lucrativité sera contraint par la nécessité de la prise en compte comptable et structurelle d’une double matérialité : financière d’un côté, sociale et écologique de l’autre. Agrégeant différentes dimensions présidant à la prise de décision managériale, cette entreprise sera tempérante et sobre, conçue pour générer de la valeur bien sûr, mais aussi assumant le renoncement au court-termisme et à la financiarisation des activités, devenues incompatibles avec les objectifs climatiques ou humains d’intérêt général sur lesquels elle devra s’aligner (écarts de rémunérations, égalité femme/homme, place des jeunes, considération de la sous-traitance…).
Dans un monde plus incertain, elle aura sans doute parmi ses raisons d’agir une plus grande protection de ses différentes parties prenantes, il y a de fortes chances qu’elle soit de fonctionnement coopératif et/ou de nature mutualiste, et plus encore qu’elle privilégie les opportunités avec les organisations qui lui ressemblent.
Une relation renouvelée aux territoires
La deuxième de ces transformations est celle du rapport au territoire. À l’horizon de vingt ans, on peut concevoir que les modèles de l’ESS soient des acteurs clés de chaînes de valeur reconfigurées. Les pénuries observées pendant la pandémie de 2020 invitent à relocaliser des productions de biens essentiels pour se nourrir, se vêtir, se soigner, se loger, échanger, se cultiver.
Faire du critère de rentabilité maximale le déterminant principal d’organisation de l’activité économique a conduit à une situation paradoxale où la surabondance peut côtoyer la pénurie, et où le moindre coût à court terme pour le consommateur se traduit par un « coût civilisationnel » exorbitant à long terme.
Le besoin d’exercer un contrôle citoyen sur les localisations amène à créer des espaces de délibérations collectives non seulement pour organiser des filières et pour favoriser une juste répartition des productions quand elles risquent de venir à manquer, mais aussi pour évaluer et maîtriser ce « coût civilisationnel ». La numérisation et la possibilité de travailler à distance est par ailleurs ambivalente : elle autorise la redynamisation de certains territoires d’un côté, elle favorise les délocalisations dans les services de l’autre.
Dans vingt ans, l’ESS apparaîtra comme l’économie de proximité par excellence permettant tant de relocaliser la production, de décider à parts égales des approvisionnements dans le coeur des territoires, de constituer les nouvelles alliances de l’intérêt général avec les collectivités locales pour solidariser nos modèles alimentaires ou énergétiques. Elle devra aussi nous permettre de reprendre en mains la conduite politique de notre avenir.
L'ESS, coeur battant de la qualité de la vie
La troisième transformation est celle de la préservation de certaines activités des dysfonctionnements qu’impliquent les modèles à lucrativité illimitée : partage de la valeur défavorable aux soins accordés aux plus vulnérables, implantation dans les seuls espaces rentables au détriment de l’accès de toutes et tous, constitution de rentes de situation qui asphyxient la diversité économique et démocratique.
Dans les domaines de la santé, de la petite enfance, de la longévité ou encore des plateformes numériques voire de l’accès au foncier… le choix de l’ESS (et donc d’une lucrativité encadrée) permet de réconcilier performance, adéquation avec la ressource utilisée, lutte contre les inégalités et respiration démocratique. À la faveur de nouvelles pratiques de planification, leur expansion se montrera rapide.
Grâce à des modèles plus éprouvés et mieux connus, le retard pris dans l’accès au financement par rapport aux modèles capitalistiques aura pu être rattrapé, ce qui ne manquera pas de rendre communes les sociétés coopératives d’intérêts collectifs ou les conversions d’entreprises conventionnelles en sociétés de l’ESS.
L’ESS sera donc devenue le coeur battant de la qualité de la vie. En 2042, on regardera celles et ceux qui voulaient faire vingt ans plus tôt de l’ESS la « norme de l’économie de demain » comme des enfonceurs de portes ouvertes tant la centralité de ses modèles s’imposera. Ce sera ironiquement le plus bel hommage que l’on pourra leur rendre !
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