L'ESS, un modèle économique utopique ?
Cet article est paru dans le rapport d'activité 2021 de l'Avise - édition spéciale 20 ans, qui rend hommage à travers des reportages, des témoignages et des tribunes, aux partenaires et bénéficiaires de l'agence qui contribuent à faire émerger une économie qui concilie transition écologique et innovation sociale.
Un procès en utopie
Dès son invention au XIXe siècle, l’économie sociale a fait l’objet d’un procès en utopie par les économistes libéraux. Un de leurs chefs de file, Paul Leroy-Beaulieu, écrivait par exemple en 1896 à propos des coopératives
de production : il y en a « deux grandes catégories : les unes qui échouent, et c’est de loin le plus grand nombre, les autres qui réussissent, mais qui, d’ordinaire, se sont considérablement éloignées du type coopératif pur et qui finissent presque toutes par devenir de simples sociétés anonymes ordinaires »1. Cette sentence assez sévère fait écho aux débats qui entourent aujourd’hui encore l’économie sociale et solidaire.
Depuis sa « réinvention » dans les années 1970-1980, l’ESS fait face aux mêmes préjugés. Pourtant, comme les historiens l’ont démontré, non seulement le socialisme utopique des origines n’est qu’une source parmi d’autre (chrétienne, libérale et solidariste) de l’ESS, mais même celle-ci s’est très tôt (dès les années 1840) transformée en un socialisme associationniste visant non plus à créer une contre-société, mais à faire entrer la République dans l’atelier, autrement dit, à réguler autrement l’entreprise.
Après la construction des États-providence, et parce qu’elle entretient un rapport critique vis-à-vis du marché, l’ESS est désormais accusée d’être une économie subventionnée, en charge seulement de la gestion du « social ». Bien sûr, le secteur de l’action sociale concentre à lui seul 40,9 % des emplois de l’ESS en France, dont 95,2 % se trouvent dans des associations2, dépendantes des subventions, même si celles-ci baissent tendanciellement sous l’influence du New Public Management et de la crise des finances publiques. À l’inverse, les organisations de l’ESS les plus insérées sur le marché, comme les coopératives agricoles, les coopératives de commerçants, les banques ou les mutuelles, sont renvoyées à une inévitable banalisation.
Au milieu des années 1980, l’un des principaux théoriciens de l’économie sociale, Claude Vienney, s’interrogeait déjà : identité ou banalisation3 ? La transformation des organisations de l’ESS, sous le poids de la marchandisation de leurs ressources et de leur mise en concurrence, va-t-elle aboutir à la disparition de leurs spécificités ou au renforcement de leur identité pour s’en prémunir ?
Ce double mouvement est toujours à l’oeuvre, c’est une tension qui est sans doute consubstantielle à l’ESS, dont les organisations cherchent à concilier une association, c’est-à-dire un groupement de personnes, et une entreprise qui fournit des biens ou des services. Les voies de résolution de cette tension sont nombreuses et expliquent la diversité institutionnelle de l’ESS.
Des dynamiques émergentes
Une focale sur les dynamiques émergentes peut aider à mieux saisir les nouvelles tendances. Au niveau international, le programme International comparative social enterprise models (ICSEM) a par exemple dégagé les principaux modèles d’entreprises sociales à partir de l’articulation de deux dimensions : les principes d’intérêts (intérêt mutuel, intérêt général, intérêt capitaliste) et des types de ressources économiques (ressources non marchandes, ressources marchandes et ressources hybrides).
Trois modèles ainsi ont été observés :
Le modèle « associatif entrepreneurial » est composé des associations d’intérêt général qui développent des activités commerciales (activités marchandes en lien ou en soutien de la mission sociale, existence de filiales) et des associations d’intérêt mutuel prenant en compte l’intérêt général (service à la communauté, enjeux sociétaux).
Le modèle de « coopérative sociale » correspond aux organisations d’intérêt mutuel (coopératives ou associations) qui évoluent vers une prise en compte de l’intérêt général. Il remet ainsi en cause le principe de double qualité de sociétaire/bénéficiaire attaché à l’économie sociale historique. Dans le cas des coopératives, il prend le plus souvent la forme d’un multisociétariat, mais il concerne
aussi les associations d’intérêt mutuel qui développent leurs activités économiques au service de l’intérêt général.
Le modèle du « social business » se réfère aux entreprises commerciales guidées par leur mission sociale, quel que soit leur statut. On le retrouve dans les écoles de commerce,
les cabinets de conseil, les directions RSE de multinationales ou certaines fondations, qui soit interviennent sur des marchés sociaux ou sociétaux, soit ont l’objectif d’équilibrer des résultats financiers avec des résultats
sociaux voire environnementaux4.
Utopie d'hier, réalité de demain
Si l’ESS reste marquée par son hétérogénéité, un mouvement de convergence est ainsi à l’oeuvre, dont l’hybridation des ressources n’est qu’un signe, de même que sa reconnaissance internationale croissante. En ce sens,
l’utopie d’hier n’est-elle pas la réalité de demain ? C’est en tout cas le pari de l’ESS, qui aspire à être « la norme souhaitable de l’économie de demain », selon les mots de Jérôme Saddier.
1 Leroy-Beaulieu P., Traité théorique et pratique d’économie politique, Guillaumin et Cie, Paris, 1896.
2 Observatoire national de l’ESS et al., Atlas commenté de l’économie sociale et solidaire, Juris éditions/Daloz, Lyon/Paris, 2020.
3 Vienney C., interviewé par Chomel A., « Banalisation de l’économie sociale ou renforcement de son identité ? », Recma, n°17, 1986, p.56-69.
4 Defourny J. Nyssens M. et Brolis O., « Mapping and Testing Social Enterprise Models Accros the World : Evidence from the International Comparative Social Enterprise Models (ICSEM) Projects », ICSEM Working Paper, n°50, 2019.
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