Tribune de Jérôme Saddier - "Démocratiser l’économie : un choix de gouvernance"
Cette tribune a été écrite par Jérôme Saddier, président de l'Avise et d'ESS France, et publiée dans Juris Associations n° 613 du 15 février 2020.
La gouvernance ne saurait être confondue avec la démocratie, laquelle, pour l’économie sociale et solidaire (ESS), constitue à la fois le projet et le moyen.
Aux sources de la gouvernance démocratique de l’ESS résident, d’une part, l’aspiration à s’associer librement et à égalité pour mener à bien un projet et, d’autre part, la volonté de se servir de cette norme collective pour démocratiser l’accès à la connaissance, à des biens ou à des services.
Dans l’ESS, la gouvernance démocratique ne peut donc – ou ne devrait pas – être réduite à une technique de prise de décision : elle est d’abord l’expression d’une dynamique collective de personnes engagées dans la réalisation d’un objet social ; elle est aussi la manifestation d’une forme de propriété collective qui suppose l’égalité des personnes dans la prise de décision. La démocratie est donc, pour nos organisations, à la fois un choix politique cohérent avec le projet collectif et une nécessité d’organisation induite par les modalités de l’action.
Mais, menacée par la financiarisation de l’économie, par les mutations technologiques et parfois même par sa propre banalisation, l’ESS peine à incarner cette ambition. Elle est pourtant en prise directe avec les aspirations manifestes des populations, en France et dans le monde, qui expriment ouvertement leur envie de reprendre en main leur avenir et les déterminants économiques et sociaux de leurs conditions de vie.
Le mouvement dit des « Gilets jaunes » peut être considéré, dans ses formes originelles du moins, comme une expression de plus de la demande de réappropriation collective et individuelle face à un sentiment de dépossession du pouvoir démocratique. La « fraternité des ronds-points », même sans exprimer un projet collectif, constituait sans doute une recherche de sociabilité qui doit interroger nos organisations, lesquelles, bien que fondées sur le collectif et la proximité, répondent imparfaitement à ce besoin urgent et fondamental.
Car le désir de justice passe par là : des cadres de débat, de décision et d’action qui aillent au-delà de la politique et des débats trop balisés, au plus près de nos concitoyens. Nous pensons et affirmons faire vivre certains de ces cadres privilégiés, mais, dans ce contexte de colère aggravé par la fragmentation de la société, il nous appartient de repenser nos organisations de l’ESS en y modérant les effets de l’institutionnalisation. La démocratie formelle y est sans doute respectée, mais ce serait un signe de paresse que de nous en contenter.
La baisse des taux de participation à nos votes et consultations, le recul de la présence et du contact physiques avec nos parties prenantes ou encore la faible identification de nos spécificités démocratiques comme garantie de qualité du service sont autant de signes de l’inadaptation de nos modes de gouvernance, parfois aggravée par la massification de nos organisations et la technocratisation des équipes dirigeantes.
Il n’est pas trop tard pour réinvestir fortement la question démocratique, qui ne peut être confondue avec l’organisation de la gouvernance ; il y est, pour l’une, question de légitimité et de finalité quand il y est, pour l’autre, question d’efficacité. Cette ambition plus globale, qui tient à la volonté de réinvestir les espaces et les temps de la délibération, rencontre le propos de la récente prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk : « Je pressens qu’il nous faut, désormais, rétrécir et intensifier notre présence dans le lieu dont nous sommes responsables. »