Terre de liens, l’ESS et la transformation du modèle agricole
Quels sont les apports de l’économie sociale et solidaire à la transition du modèle agricole ?
Par leur nature de projets solidaires et écologiquement responsables, les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) remettent les personnes et les ressources naturelles au cœur des problématiques. Elles contribuent au passage d’un modèle agricole intensif vers une agroécologie paysanne de plusieurs manières.
Premièrement, en permettant l’implication citoyenne sur ces enjeux, que nous considérons essentielle à Terre de liens. Les outils de l’ESS permettent de s’impliquer de manière ascendante, à travers une gouvernance partagée avec les citoyens, une transparence de gestion et une lucrativité limitée et au service du projet : réseaux associatifs, coopératifs, etc. Nous l’avons vu et mis en pratique, que ce soit à travers nos associations régionales et nationale, notre fondation d’utilité publique et notre foncière – labellisée ESUS – à travers lesquelles nous mobilisons 35 000 membres et 25 000 actionnaires non rémunérés.
Deuxièmement, toujours grâce à leurs caractéristiques, les organisations de l’ESS permettent de créer des dynamiques collectives en associant les citoyens, les entreprises, les collectivités et les paysans. L’ancrage dans l’économie locale en est renforcé.
Troisièmement, autour des projets, des accompagnateurs – de l’ESS aussi – développent des actions de l’amont à l’aval, du stade de l’idée à la concrétisation. Nous sommes plusieurs organisations solidaires, telles que les organismes nationaux à vocation agricole et rurale (ONVAR), à travailler sur des parcours d’accompagnement multi-acteurs à l’installation d’initiatives agri-rurales. Nous accompagnons ainsi les projets sur de nombreux axes : l’autonomie en gestion, avec l’inter-AFOCG ; l’autonomie technologique, avec la coopérative L’Atelier Paysan ; le tourisme vert et les complémentarités avec le territoire, avec l’association l’Accueil Paysan ; le test d’activités, avec les espaces tests agricoles et les coopératives d’installation en agriculture paysanne (CIAP) ; ou encore l’accès à la terre.
Cet accompagnement s’inscrit dans le temps long, dans une éthique de réponse au besoin et non de création d’un besoin, et appuient le gain en autonomie : mixité de ressources, maîtrise collective de la propriété, diversité des intrants, des débouchés commerciaux, etc.
Enfin, les projets agricoles de l’ESS sont importants pour l’imaginaire des porteurs de projet. Ils permettent de montrer qu’il est possible de faire différemment, à l’instar des petites fermes qui mutualisent leurs moyens, organisent la commercialisation par des dynamiques de coopération, avec des valeurs de non-spéculation et d’entraide très ancrées.
Pour autant, si historiquement l’agriculture est la première à avoir créé des groupements d’employeurs associatifs, des coopératives, etc., certaines contribuent malheureusement à la diminution des fermes, des terres agricoles et des agriculteurs .
Quels sont les principaux enjeux pour renforcer la place de ces modèles solidaires ?
À mon sens, le principal frein est un frein culturel historique, lié au modèle dominant, et sur lequel il est difficile d’agir. Pour y pallier, diffuser la connaissance et le plaidoyer autour des modèles solidaires et non-spéculatifs est essentiel.
Un deuxième frein important, qui en découle, se situe au niveau de l’apport en moyens techniques et financiers pour ces initiatives. Les structures de l’ESS sont moins outillées, par exemple en conseil juridique. Au niveau des aides, celles sur l’installation sont réservées aux jeunes agriculteurs de moins de 40 ans, quand d’autres aides sont conditionnées à la génération rapide de revenus, ou à une importante surface de production. Beaucoup de porteurs de projet innovant et engagé sont mal pris en compte : on compte ainsi 68% d’installations non aidées en 2016. C’est particulièrement le cas des projets en pluriactivité, qui intègrent des dimensions d’accueil, d’activités pédagogiques, etc.
Enfin, un travail spécifique en amont est nécessaire pour faciliter l’intégration et l’accueil des porteurs de projet non issus du milieu agricole : la notion de « vrai paysan » est très installée et les « étrangers » aux projets nouveaux peuvent rencontrer des blocages de la part des agriculteurs locaux.
Quel rôle joue l’implication citoyenne dans ces questions ?
Dès le départ, on s’est dit que pour créer une brèche dans la forteresse agricole, il fallait impliquer les citoyens et citoyennes, concernés par l’agriculture autant sur les aspects alimentaires que de santé, de qualité de l’eau, etc.
Les paysans peuvent être les meilleurs alliés de la santé et de l’environnement et le rapprochement du monde paysan et des citoyens peut permettre de donner une autre image de la production alimentaire à travers des agricultures durables.
À travers Terre de liens, nous formons des citoyens pour qu’ils prennent conscience des enjeux et s’impliquent. Par exemple, nous sommes présents au sein des Commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF).
Nous avons également collecté plus de 100 millions d’euros de capital qui ont permis d’acquérir 250 fermes. Ce sont des citoyens qui accueillent les porteurs de projet, et soutiennent les collectivités : des bénévoles-relais organisent des formations, des propriétaires privés héritent de fermes et nous les confient pour une mise à bail pour de l’agriculture biologique, etc. Cet engagement nous permet de doubler notre capacité d’action.
Parler de pair à pair fonctionne, les paysans redeviennent des citoyens à part entière : il y a un véritable cercle vertueux de l’implication citoyenne. Malheureusement des catégories de personnes en restent écartées faute de temps et de moyens : nous comptons peu de bénévoles en situation de chômage, provenant des milieux ouvriers ou de quartiers populaires, etc.
Comment coopérez-vous avec les autres réseaux d’acteurs de l’agriculture durable ?
Nous avons face à nous trois défis immenses : préserver les terres suite aux nombreux départs en retraite à venir – 7 millions d’hectares de surface agricole vont se libérer dans les 10 prochaines années –, renouveler le tissu de paysans et partager ces terres pour passer de 430 000 chefs d’exploitation à un million. De notre côté, nous accompagnons 2 500 porteurs de projet par an : nous devons démultiplier les capacités d’accueil et d’accompagnement et donner envie au plus grand nombre. Il y a 21 000 accueils aux Points Info Installation et 13 000 installations chaque année en France. Il en faudrait au moins 35 000 pour arriver au million de paysans d’ici 30 ans.
Pour répondre à ces défis, il est crucial de développer des partenariats : avec le réseau des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (CIVAM) et les Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole (CUMA) par exemple, mais aussi avec les structures de l’accompagnement à la création d’activité dans l’ESS. Les accompagnateurs doivent être mieux formés, de nouveaux parcours doivent se créer pour toucher tous les milieux. Autour de nos actions, le soutien de l’État et des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) est essentiel. Nous avons aussi besoin des territoires, de l’implication des élus pour accueillir. En résumé, une prise de conscience générale de la nécessité d’un changement radical.
Heureusement, des espaces de créativité existent déjà. Par exemple, nous portons le projet Terreau dans le cadre des projets Mobilisation collective pour le développement rural (MCDR) du Réseau rural national. En partenariat avec les réseaux nationaux des espaces-test agricoles, ceux de l’agriculture paysanne (FADEAR), des CIVAM, des Créfad et avec Relier, nous travaillons sur les territoires accueillants, l’accompagnement sur le test, le transfert d’expériences réussies dans d’autres champs que le secteur agricole, etc. Le milieu rural ne se fera pas sans richesses autres que l’agriculture – questions sociales, artisanales, culturelles, commerces de proximité, etc.
Nous sommes enfin très impliqués dans le pôle associatif Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale (InPact). Ces différentes alliances et nos actions (mobilisation citoyenne, accompagnement de collectivités territoriales, accès collectif et solidaire au foncier, etc.) nous permettent de contribuer aux politiques publiques sur les questions de renouvellement de génération, d’installation-transmission, d’alimentation, à l’instar de notre action « Préserver et Partager la terre » pour l’adoption d’une nouvelle loi foncière.
> Terre de liens
Terre de Liens est un mouvement né en 2003 et composé d’une fédération de 19 associations territoriales, d’une fondation d’utilité publique et d’une foncière. Son objectif est de créer de nouveaux outils de travail capables d’enrayer la disparition des terres agricoles et de faciliter l’accès au foncier agricole pour de nouvelles installations paysannes.
>> Découvrir le Centre de ressources de Terre de Liens et consultez la plateforme Objectif Terres, créée par Terre de Liens pour favoriser l’installation et la transmission agricole
Pour aller plus loin, découvrez le dossier Agriculture durable de l'Avise
Enjeux, décryptages, cartographie des acteurs, témoignages et initiatives inspirantes... le dossier Agriculture durable, publié en avril 2021 par l'Avise, est un outil pour les entrepreneurs sociaux et les acteurs publics ou privés qui souhaitent s'engager pour une agriculture durable, sociale et solidaire.
Proposant des clés de compréhension et d'action pour lancer son initiative d’ESS dans l’agriculture durable, ce dossier a été réalisé en partenariat avec Terre de Liens et la FNCuma et avec le soutien du Fonds social européen, de la Banque des Territoires et du secrétariat d’État à l’Économie sociale, solidaire et responsable
>> Consultez en ligne le dossier Agriculture durable, publié par l'Avise en avril 2021