Le départ en vacances : expérimenter d’autres lieux et relations pour construire son identité individuelle et collective
Quelles sont les raisons du non-départ en vacances en France ? En quoi le temps des vacances est-il essentiel ?
Saskia Cousin : La première raison du non-départ en vacances est financière. On sait également qu’en temps « normal », plus de la moitié des enfants des classes populaires ne partent pas en vacances.
Avec la pandémie, les personnes qui avaient l’habitude et les moyens de partir ont simplement changé de destination et sont plutôt parties en France, plus souvent que d’habitude en milieu rural.
En revanche, en raison des congés payés forcés, du chômage partiel et de la perte de revenus pour de nombreuses personnes, le bilan estival 2020-2021 en matière de non-départ des familles des classes populaires risque d’être terrible. Or, ce sont également ces familles qui vivent dans des logements exigus, dans lesquels elles ont été confinés, au sein de quartiers souvent dégradés, avec des métiers difficiles et des temps de transport chronophages. Ce sont elles qui ont donc le plus besoin de changer d’air, de se dépayser, de se retrouver entre générations.
Le temps des vacances est important comme temps de non-travail, mais pas seulement : c’est aussi le moment où peuvent s’expérimenter d’autres lieux, moments, partages des tâches domestiques, relations avec les enfants, etc.
Sortir du quotidien est essentiel pour (re)construire une identité individuelle et collective, un imaginaire et des souvenirs communs. Il faut toutefois préciser que ce besoin de se reposer et de se retrouver n’est pas spécifique aux classes populaires : toute catégorie sociale confondue, la première motivation des départs en vacances est de se reposer, se retrouver entre proches, en famille ou avec des amis.
Les vacances ne sont pas forcément synonyme de départ l’article 24 de la déclaration universelle des droits de l’homme porte sur un droit au repos, aux loisirs, à un temps de travail limité et à des congés payés périodiques.
En 1936, le droit aux vacances se traduira de manière limitée en termes de départs, avec 560 000 Français qui profitent du billet SNCF à prix réduit. Le départ comme imaginaire privilégié des vacances arrive bien après la Seconde Guerre Mondiale avec d’abord le tourisme social favorisé par le programme national de la résistance puis l’essor de l’industrie du tourisme. Les départs pour d’autres motifs que les vacances sont également importants : universitaire, médical, familial, religieux ou professionnel. D’ailleurs, la crise du Covid-19 fait émerger de nouvelles offres d’hospitalité qui mixent, par exemple, départ et télétravail comme le propose FairBnB ou le groupe Accor qui transforme ses chambres en bureau de télétravail. Le non-quotidien peut se vivre hors vacances comme le quotidien en vacances.
De quoi les Français sont-ils en quête quand ils partent ? L’authenticité, la rencontre, la découverte ?
Saskia : La quête d’authenticité est souvent « le faux nez » d’une quête d’exotisme devenue indicible. C’est essentiellement le fait de catégories sociales élevées qui cherchent à se distinguer des vacances populaires.
La plupart des personnes qui partent en vacances cherchent d’abord à se reposer et les voyages internationaux concernent une toute petite minorité des humains : 80 % des Français partent en vacances en France, 50 % dans un hébergement non marchand. D’ailleurs, partir à proximité de chez soi n’empêche pas les rencontres, notamment lorsque se noue une relation de confiance et d’hospitalité et il existe un mouvement grandissant de découverte de l’altérité à peu de distance, comme par exemple les balades Migrantour, animées par des personnes issues de l’immigration au sein de 17 villes européennes, dont Paris.
À contrario, la plupart des déplacements à l’étranger n’occasionnent que peu de rencontres avec les populations locales. Pour favoriser la rencontre et la mixité, ce qui compte est la capacité à construire ensemble (vacanciers, hôtes, intermédiaires) une relation mémorable pour tous.
Dans ce contexte, le tourisme social et solidaire a bien sûr un rôle à jouer, mais pour cela il faut penser ensemble le « social » (politiques d’accès aux vacances) et le « solidaire » (partage plus équitable des ressources de l’économie touristique). Pour le moment et à quelques exceptions près, l’organisation, les structures, les objectifs, les destinations et les valeurs affirmées sont loin d’être communes.
Prosper : La mixité passe par l’accueil des voyageurs dans leur diversité générationnelle, culturelle et sociale mais la montée en gamme du tourisme social et l’évolution des politiques publiques d’aide au départ a de moins en moins favorisé cela. Certains acteurs du tourisme social se sont tournés vers la RSE comme plus-value sociale de leurs activités et les syndicats d’initiative, initialement ouverts à tous, sont devenus il y a longtemps des offices du tourisme, financés par la taxe touristique dédiée à la seule promotion touristique.
Néanmoins, de nouveaux lieux d’hospitalité émergent et s’adressent à toutes les personnes de passage et aux habitants. Ils mixent chambres d’étudiants, dortoirs pour les groupes, chambres familiales, bar de proximité, espace culturel et restaurant et il faut noter que les offices du tourisme s’adressent de plus en plus aux habitants, phénomène accentué par la crise du Covid-19.
Quelles sont les conséquences de la numérisation des réservations de voyage pour le champ du tourisme social et solidaire, notamment pour les acteurs associatifs ?
Prosper : Il existe encore peu de données publiques et fiables sur les usages numériques et, si les retours du terrain confirment la place grandissante du numérique, le contact hors numérique reste significatif avec les guides papiers,
le bouche à oreille, la presse et les offices du tourisme, notamment pour les acteurs du tourisme social et de l’écotourisme.
Le e-tourisme est une création de l’industrie du tourisme où les intermédiaires dominants changent de plus en plus vite. En 2007, le premier site de réservation en ligne se nomme Booking avec seulement 25 000 établissements dont 3 500 en France. Aujourd’hui, Google ou Leboncoin sont en train de devenir des intermédiaires qui menacent ceux actuellement en place. Dans ce contexte, il est difficile pour un acteur du tourisme d’accéder à des données lui permettant de construire sa stratégie en faisant la part des choses entre des logiques de propagande et la réalité.
En outre, les acteurs du tourisme social et solidaire sont parfois éloignés des logiques tarifaires et des standards qu’imposent ces intermédiaires. La tarification sociale n’est pas prise en compte par les plateformes qui intègrent par exemple rarement le paiement en Chèques-Vacances. Les monnaies locales qui sont plus de soixante en France sont également absentes de ces plateformes. Aujourd’hui, les acteurs du tourisme social ou de l’écotourisme se lancent dans la création de plateformes alternatives, comme par exemple, la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) Les oiseaux de passage où je suis doctorant. Au-delà de la réappropriation des outils numériques, la SCIC a été reconnue jeune entreprise innovante pour ses actions de recherche sur le tourisme et l’économie collaborative, en lien avec des laboratoires universitaires.
Comment le tourisme social et solidaire pourrait-il reprendre sa place dans la filière touristique actuelle ?
Saskia : Les structures, associations et coopératives rassemblées sous cette bannière ont des histoires, des logiques politiques, des valeurs et des perspectives parfois très différentes. Pour (re)prendre une place qui pourrait s’avérer centrale dans les années à venir, il faudrait à la fois qu’elles parviennent à s’accorder et qu’elles obtiennent une reconnaissance et un soutien public pour leur rôle. Or, depuis deux décennies, les politiques touristiques nationales ont été uniquement centrées sur l’entrée des devises, c’est à dire sur l’industrie du tourisme international, en abandonnant les politiques sociales, environnementales, voire culturelles, des vacances et du temps libre. L’accueil, l’intermédiation et la relation ont été confisquées par les plateformes globales.
Il ne s’agit pas d’opposer les acteurs marchands et associatifs, mais de se demander comment remettre la relation et la confiance au cœur des échanges.
Il me semble qu’un changement pourrait advenir avec une meilleure coopération entre ces structures et les collectivités locales, qui, pour la plupart, ont maintenu et développé une réflexion et des actions sur ces sujets.
Prosper : Plusieurs structures et réseaux du tourisme social sont actuellement en difficulté financière et cherchent à se réinventer. Les aides aux départs sont souvent devenues une manière de redistribuer du pouvoir d’achat. La menace d’un plafonnement de ces aides par l’État est toujours d’actualité : évoquée lors de la Loi Travail de 2016 et arrêtée à l’occasion de l’anniversaire des 80 ans des congés payés, elle a ensuite été remise sur la table par des députés.
La période actuelle semble remettre à l’ordre du jour la question de la coopération entre collectivités locales et acteurs du tourisme social. La nouvelle maire de Poitiers a, par exemple, désigné une déléguée « vacances pour tous » et confié à l’agence de tourisme social Ekitour le soin de faire partir une cinquantaine d’enfants et autant de jeunes adultes de la résidence habitat jeunes Kennedy. Le Secours populaire a mis en place des activités de loisir dont ont bénéficié plusieurs centaines de familles. Ces actions sont les prémices d’un plan plus ambitieux au niveau de la ville de Poitiers.
Parmi les membres de la plateforme Les oiseaux de passage, les premiers retours font état d’une bonne fréquentation à l’été 2020 pour les hébergements individuels et les campings avec des réservations souvent de dernière minute et de proximité. Les acteurs travaillant à l’international et avec l’aérien ont été beaucoup plus impactés. L’intégration au territoire et la mixité d’hospitalité semble rendre les acteurs plus résilients. Reste à savoir l’impact dans la durée de cette période particulière sur l’imaginaire du voyage.